Travailler. Lorsque l'on est vampire, mais que l'on est dans la monde extérieur, ce n'est pas une obligation. On arrive forcément à faire autrement, d'autant qu'on ne s'établit que rarement très longtemps dans un même lieu. Mais depuis qu'il était à Moonlight Falls, Gordon avait très vite comprit que travailler lui serait presque indispensable. Ici, presque tous étaient des êtres surnaturels, et la richesse de la ville était créée par elle-même. Toute l'économie était regroupée au même lieu et cela rendait les choses plus compliquées. Il avait donc proposé ses services en tant que pianiste à deux bars de la ville. Il aurait pu aller dans le troisième, n'ayant cure des querelles entre lycanthropes et vampires, mais ces différends existaient bel et bien et sa venue là bas n'auraient sans doute pas été vu d'un très bon œil. Il allait donc dorénavant travailler de temps à autres au Café VanGould ainsi qu'au Champignon Vénéneux. Il ne comptait pas arrêter d'écrire des livres, mais en attendant qu'il ne publie, il fallait bien qu'il continue à subvenir à ses besoins.

Ce soir était d'ailleurs son premier soir au Champignon Vénéneux. Il avait déjà passé trois soirées au café VanGould, mais l'occasion de jouer du piano dans le bar des sorciers ne s'était pas encore présentée. Après avoir parlé un peu avec les serveurs, il alla se placer derrière le piano. Nous n'étions qu'en début de soirée et il devait, comme cela, jouer plusieurs morceaux avec quelques pauses de temps en temps afin qu'il profite également de la soirée, d'autant qu'il avait bien envie d'en apprendre plus sur la ville et on lui avait bien fait comprendre que c'était dans ce bar que circulaient les rumeurs. Y être régulièrement ne pouvait que lui être bénéfique.

Une fois bien installé, ses doigts se mirent à aller de touches en touches. Lorsqu'il jouait, en temps normal, plus rien de ce qui se passait aux alentours n'avaient de réelle importance, cependant, il était là également pour en apprendre plus ... Pour cette raison, il restait attentif aux discussions de chacun.

La première partie de soirée se termina et il pu arrêter de jouer. Il se dirigea vers le bar pour se commander un verre de scotch, l'un de ses péchés mignons. Il appréciait bien plus le scotch au bourbon par ailleurs et fut ravit de voir qu'on avait de cette boisson également par ici. Restant près du bar, il se mit à siroter sa boisson, écoutant les paroles de chacun, sans pour autant faire partie de la conversation.

What you get out of it depends on how you play it

Life is like a piano

Krystal avait entendu parler d'un pianiste qui flânait de bar en bar depuis peu, un certain Gordon, un nouvel arrivant parait-il. Un peu de nouveautés dans cette monotonie artistique, s' était-elle dit. De plus, lorsqu'elle a pu entendre qu'il s' agissait d'un vampire, elle fut davantage intéressée: cet homme devait en avoir vu, entendu et lu des choses. Il doit avoir de l'expérience dans la musique. Elle ne put malheureusement venir à aucune représentation, sa première absence fut justifiée par le simple fait qu'elle avait oublié la date et la deuxième fut provoquée par un contre-temps: un problème de plomberie chez elle était survenu le matin-même. De plus notons qu'à son premier passage, la jeune femme n'apprit son existence que quelques jours après grâce à des clients de la taverne qui savaient que la jeune serveuse s'intéressait à toute forme artistique.

Cette fois-ci, elle avait tout fait pour s'assurer d'être là, rien ne devait l'arrêter dans sa prise de bon temps. La date était sur son calendrier, intégrée dans l'agenda de téléphone.. Vraiment rien ne devait se trouver sur son chemin. On aurait cru une enfant qui attendait Noël à travers son calendrier de l'avent. Une gamine avec des étoiles plein les yeux.   Le jour J arriva rapidement, et la jeune demoiselle préféra s'y rendre une heure avant, surtout parce qu'elle n'avait jamais mis les pieds au Champignon Vénéneux et qu'elle voulait aussi en profiter en tant que bar. Il y avait déjà du monde, des sorciers principalement, de toute évidence, qui buvaient et riaient. Certains jeunes sorciers essayaient d'impressionner de simples humaines avec certains tours de lévitation. Et Krystal, dans sa solitude, observait tout ce spectacle, du haut de son tabouret en sirotant un soda.

Le temps passa rapidement, et lorsqu'elle posa son regard sur un homme qui bavardait avec les serveurs, elle le vit se rapprochant du piano. C'était donc lui le fameux Gordon dont on vantait les exploits musicaux. Elle n'eut qu'à compter jusqu'à trois pour sentir la magie opérer et ainsi donner raison à ces rumeurs. Elle l'observait pendant que ses mains semblaient se ballader naturellement le long du piano. Elle ne comprenait pas ceux qui ne prenaient pas attention à l'artiste. Elle avait envie de les remettre à leur place, mais n'en avait ni le courage, ni la force.   A la fin de la prestation, il s'approcha du bar pour commander un verre. Elle le fixait avec l'envie de lui parler, de le féliciter, de discuter tout simplement. Elle but plusieurs gorgées de son breuvage avant de se décider sur un coup de tête. Elle s'approcha et bulbitia quelques mots à peine audibles avant de tousser pour les répéter avec un volume sonore davantage élevé, mais d'un ton hésitant:

 

"Bravo, c'était... magique.. vraiment.."

Elle ne savait pas trop ce qu'elle attendait en venant lui adresser la parole mais c'était plus fort qu'elle, à vrai dire.

Lorsqu'il était encore humain, nombreux étaient ceux qui le trouvaient très bon pianiste. Mais, selon lui, il n'avait rien d'excellent non plus. Il avait toujours été un peu trop perfectionniste ce qui lui avait fait travailler avec acharnement certains morceaux ... Mais depuis, les années avaient passé et à force de pratique, il avait pris confiance en lui et ne doutait plus d'être bon pianiste. La modestie n'était pas un défaut, la fausse modestie était, elle, exécrable. Lorsque l'on vit depuis presque deux siècles, on apprend à cerner un peu mieux ses qualités et ses défauts, ses avantages et ses faiblesses. Le piano n'était clairement pas l'une de ses faiblesses et bien heureusement car il lui permettait aujourd'hui de se trouver un gagne pain sans pour autant se lancer dans un métier qui ne lui plaisait guère. Du coin de l’œil, il observait son public. Une bonne partie ne faisait pas attention à lui, mais il avait finit par s'y habituer ... De nos jours, l'attention à autrui n'était plus chose si commune. Le respect d'un artiste ou même de n'importe quel individu n'était plus tant respecté. Ces mêmes personnes se donnaient pourtant souvent en spectacle, jouant au plus malin devant leurs amis, ou pseudos amis. D'autres, cependant, semblaient écouter ce qu'il leur proposait. Ici, il ne jouait que du jazz, c'est ce qu'on lui avait demandé. Il n'avait rien contre ce genre de musique d'ailleurs, il l'appréciait particulièrement et avait été de deux qui défendaient les précurseurs de ce genre à ses débuts. Mais il est également vrai qu'il aimait également beaucoup jouer du classique et qu'il trouvait bien dommage qu'on ne prête plus assez attention à cette musique, raffinée mais pourtant, pleine de puissance et de force. Après, c'est sûr, il y avait des compositeurs de classiques, malgré tout connus, qui n'étaient pas vraiment à son goûts ... Car il aimait les morceaux qui mêlaient force et retenu et qu'on n'en trouvait pas tant que ça. On en trouvait même de moins en moins.

Après son dernier morceau, il alla au bar commander un verre de scotch. Appréciant le délicieux liquide ambré, il échangea quelques mots avec le serveur. Puis, il sentit une présence se rapprocher et tourna la tête au moment où une jeune femme l'interpela. Elle parla d'abord très doucement, ce qui n'empêcha pas Gordon de comprendre ce qu'elle venait de dire. Mais elle se répéta tout de même, avec un ton un peu plus fort. Elle hésitait légèrement à lui adresser la parole, pas besoin de lire dans ses pensées pour le savoir. Rien d'étonnant à cette époque où il n'était pas forcément toujours bien vu d'interpeler un inconnu ou une inconnue. Les relations humaines, de nos jours, resteraient toujours un mystère pour le vampire. « Je vous remercie. Pour le compliment. Et pour avoir prêter attention au piano. » Et pour, malgré les hésitations, oser parler selon ce qu'elle pensait dans l'immédiat, sans s'arrêter à cette mauvaise habitude de penser que parler à quelqu'un d'autre pourrait le déranger. Mais ça, Gordon ne le dirait pas, parce que ça serait reconnaître à quelqu'un qui, a priori, faisait partie de ce temps-ci, des qualités de son temps à lui. Avisant le soda bientôt finis de la jeune femme. « Accepteriez-vous que je vous offre un autre verre ? » Autant ne pas lui faire regretter d'avoir oser lui adresser la parole. Et ce genre d'attitude lui venait assez naturellement, à dire vrai. Réminiscences de son tempérament d'humain.

What you get out of it depends on how you play it

Life is like a piano

Son air apaisé a su de suite calmer la jeune fille qui était de nature anxieuse lorsqu'elle discutait avec quelqu'un, prise de timidité. Lorsqu'il la remercia, elle voulut lui dire à quel point elle ne comprenait pas ceux qui ne prêtaient guère attention à tout ce qu'ils faisaient, puis elle y renonça. Elle repensa alors qu'il s'agissait d'un vampire et que de toute manière, il avait déjà tout entendu, et il avait même entendu toute son explication sur le fait qu'il avait entendu. Faut vraiment que j'arrête de penser des choses stupides. Au final, elle finit par lui répondre tout banalement un "De rien, c'est tout naturel."

Dans sa tête, ça semblait assez embrouillée, elle pensait des choses puis se disait qu'il fallait qu'elle arrête d'y penser. Il est séduisant, d'un côté. Oh mince, il a du entendre ça. Euh.. je.. je... c'est sympa ici. C'est cool comme bar... N'empêche, ça doit être bien d'être un sorcier... En fait j'essaye de changer de conversation, pour pas qu'il sache ce que je pense, mais là il doit entendre et se dire que je suis totalement désintéressée par ce qu'il peut me dire.. Je.. je. C'était un cercle vicieux, elle avait du mal à s'en défaire. Il lui fallut une grande inspiration pour parvenir à un retour au calme dans ses pensées. Lorsqu'il regarda le verre vide de la Krystal, et lui en proposa un. Elle répondit spontanément, sans penser juste avant de s'élancer dans la conversation. Elle apprenait vite.

"Euh.. je.. bien sûr... mais... ne... ne vous sentez pas obligé..."

Certes une réponse spontanée, mais pas avec une fluidité parfaite. Dans de telles situations, elle n'avait jamais su comment faire, d'un côté, refuser était impoli, mais accepter semblait d'un certain point de vue matérialiste, ou appréciant beaucoup recevoir. Alors, inconsciemment, tiraillée entre ces deux observations, elle choisissait une alternative entre les deux. L'avis de gens avait toujours été d'une grande importance dans sa vie, chose que beaucoup de son entourage lui reproche encore. "Vis ta vie et moque-toi des autres!", ça semble tellement simple pour eux, mais la sirène avait beaucoup de difficultés à faire abstraction des autres, de leur opinion.